N°16 : Le cœur à l’ouvrage

mercredi 5 septembre 2018

Lettre N°16 – Le cœur à l’ouvrage

« Cent fois sur le métier remettez votre ouvrage » conseille Nicolas Boileau.

Chaque rentrée scolaire est l’occasion d’ouvrir un nouveau cycle, non pour recommencer inlassablement, comme le cycle des saisons, mais véritablement pour réinterroger, renouveler ses pratiques, poser un autre regard sur son travail, sa mission… et s’y consacrer comme si c’était la première fois.

Qui peut dire qu’il enseigne exactement de la même façon aujourd’hui qu’il y a dix ans, ou même que l’année dernière ? Pour l’année qui vient, chacun a certainement le désir, la volonté de changer quelque chose ou même de tout revoir. Chacun arrive avec des idées neuves, car oui, notre ouvrage est perfectible, et, plus encore, il faut l’adapter au temps présent.

Il suffit d’interroger notre propre parcours pour nous rendre compte que nous sommes dans un processus d’évolution.

Ceux qui ont plus de 50 ans ont été reçus au baccalauréat à une époque où 20 à 25 % des personnes de leur génération passaient et réussissaient le plus emblématique examen national. La tranche 40/50 ans représentait, quant à elle, la moitié de sa classe d’âge en décrochant le précieux sésame. Pour les 30/40, leur réussite était celle des presque deux tiers de leur génération. Quant aux moins de 30 ans, ils atteignaient les 70 %. Stop là ou encore !?

Cette année, les élèves couronnés de la « baie de laurier1 » ont représenté 79,9 % de la jeunesse ! Autant dire que l’ambition démesurée des 80 % fixée en 1985 par Jean-Pierre Chevènement, alors ministre de l’Éducation nationale, est désormais une réalité.

Même si la marge de progression se restreint d’elle-même pour les générations à venir, il est on ne peut plus évident que cet « ouvrage », qui consiste à faire monter un maximum d’élèves jusqu’au baccalauréat, a tout bouleversé, au point de se demander

Le bac a-t-il encore de la valeur ?

J’ai parlé de ceux qui réussissent le bac. Mais si l’on regarde de l’autre côté de la rive, ce sont 2 jeunes sur 10 de la génération actuelle qui ne passent pas ou n’obtiennent pas le premier grade universitaire français, dont il n’est pas inutile de se rappeler que celui-ci fut institué par Napoléon 1er en 1808. C’est à partir de là que l’histoire a commencé ; la courbe des bacheliers, légèrement croissante pendant un siècle et demi, est devenue carrément exponentielle à partir des années 1960. Les premiers lauréats de l’histoire – en 1809 – étaient au nombre de 31. On en a compté 675.000 cette année, tous bacs confondus bien sûr (général, technologique et professionnel).

En vérité, cette situation ouvre un formidable paradoxe, et la sanction tombe comme un couperet (enquêtes internationales obligent) : le niveau des élèves recule ou, au mieux, stagne, et la France fait pâle figure en comparaison des états membres de l’OCDE, entendez par là les pays riches. D’ailleurs, parmi les 20 % de non bacheliers, on trouve les 150.000 jeunes qui quittent chaque année le système éducatif sans qualification ni diplôme. Alors on se dit qu’avoir le bac à notre époque est moins le symbole de la réussite scolaire (sauf à orner son diplôme d’une belle mention) qu’une protection contre l’illettrisme. Aussi, la question de savoir si le bac a toujours de la valeur tombe sous le sens dès lors que celui-ci a changé de nature.

Conscients de ces enjeux nouveaux, et de l’échec de nombre d’étudiants dans l’Enseignement supérieur, nos ministres successifs ont bien tenté de « remettre cent fois sur le métier leur ouvrage », allant de plans de relance en plans d’égalité des chances.

En publiant cet été des modifications importantes dans les programmes d’enseignement, particulièrement en français et mathématiques pour l’école primaire et le collège (cycles 2, 3 et 4), le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, entend, à son tour, frapper fort. Les fondamentaux sont à l’honneur, même s’il est bien évident qu’on n’apprend plus à lire, écrire et compter comme au temps des hussards noirs sous la IIIe République.

D’ailleurs, ne voyons-nous pas ces grands-parents s’enthousiasmer face à l’éveil et l’intelligence de leurs petits-enfants. « Ils en savent plus que nous au même âge ! » « On n’a plus rien à leur apprendre », faisant ici allusion à la dextérité de ces petits doigts qui courent sur les écrans tactiles, sachant chasser une application pour en prendre une autre, et, si besoin, venir en aide à ces grands-parents parfois un peu perdus…

Mais je crains que cette admiration, certes avantageuse pour l’enfant ou le jeune, ne soit suffisamment fondée. Savoir utiliser son téléphone portable relève de la compétence, mais savoir comment il fonctionne exactement fait appel à la connaissance. Combien savent exactement comment fonctionne leur smartphone ?

La maîtrise d’une technique, fut-elle hautement technologique, n’est pas le vrai savoir.

En 2005, le « Socle commun de connaissances et de compétences», que tout élève devait atteindre à la fin du collège, faisait son apparition. Mais en assimilant tous les objectifs d’apprentissage à des compétences, une faille s’est peut-être insinuée dans le système et on commence seulement à en réaliser les conséquences, et ce au-delà même de nos frontières.

Certes, l’Éducation nationale avait pris soin de mettre côte à côte les termes « connaissances » et « compétences », mais je crains que le second n’ait supplanté le premier, car l’avènement de l’ordinateur individuel dans un premier temps, et la multiplication des objets connectés par la suite, ont amené à la conclusion qu’il n’était plus nécessaire d’apprendre, le savoir étant à portée de mains. Il est vrai que l’accès à la connaissance ne requiert plus les efforts d’autrefois. Il suffit que je tape un mot, et que je lance mon moteur de recherche pour obtenir, dans la seconde, la réponse à ma question. Réponse que je vais d’ailleurs m’empresser d’oublier au cours des minutes suivantes, puisque je pourrai y revenir si besoin. C’est là un changement fondamental dans l’acte d’apprendre.

Dans son livre Lehrerdämmerung (qui peut se traduire pas Un jour nouveau pour les enseignants), publié en 2016, le philosophe allemand Christoph Türcke déplorait que les enseignants fussent « traités en personnel auxiliaire chargé de fournir [seulement] des compétences. »

Or, que peut-il se passer si la mémoire est moins sollicitée et si l’être humain explore de moins en moins certaines zones de son cerveau ?

Il n’est pas inutile de se rappeler que la mémorisation est le deuxième geste mental défini par Antoine de La Garanderie, à côté de l’attention, la compréhension, la réflexion et l’imagination créatrice. La neuro-éducation, qui constitue une avancée scientifique dans le champ de connaissances des circuits neuronaux d’apprentissage, a démontré la grande plasticité du cerveau, au plus jeune âge, mais aussi à l’âge adulte.

Notre matière grise fonctionne comme le reste du corps. Si je fais de l’exercice physique, je m’assouplis, si je ne bouge pas, je m’ankylose.

Conscients de la perte qui s’est produite ces dernières décennies, nos responsables politiques actuels, éclairés par les meilleurs chercheurs, mais aussi par ceux qui sont sur le terrain (enseignants et parents), en reviennent aux bonnes pratiques, celles qui ont fait leur preuve : l’écriture à la main, le calcul mental, la lecture, les exercices de mémorisation…  Bref, tout ce qui construit l’intelligence et, par-delà, la culture générale.

Avec ses 100 milliards de neurones, et ses 10.000 synapses par neurone en moyenne, le cerveau humain est parfaitement équipé pour lire, écrire, compter, apprendre, retenir, comprendre, créer, sentir, ressentir…

Notre défi éducatif réside moins dans la maîtrise des seules compétences techniques que dans l’assimilation profonde des connaissances, mobilisables à tout moment. Nos ancêtres, pas si lointains, étaient majoritairement des cultivateurs. Ils avaient une culture générale. Ils savaient que pour récolter du fruit, il fallait d’abord labourer la terre en profondeur, semer au bon moment, arroser, désherber, prendre le temps… C’était un savoir, une sagesse, mais aussi un travail de peine et de sueur.

Pour tout objet d’apprentissage, il n’y a pas d’échappatoire, pas de plan B ; c’est le passage obligé. La facilité n’est qu’illusion.

Transmettre avec patience et vaillance rend toute chose possible, car « si ta mission est trans-mission, alors ta formation sera trans-formation2».

En cette rentrée, pour que cette promesse devienne réussite, remettez encore et toujours sur le métier votre ouvrage, et surtout, mettez-y tout votre cœur !

Thierry Fournier

1 Baccalauréat : du latin médiéval baccalaureatus, rapproché de bacca laurea « baie de laurier »

2 Père Gilles

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